L'IA : Bibliothèque ou Bibliothécaire ? Réflexions d'une designer stratégique sur la nature de l'intelligence artificielle

Le déclic

Ce matin, lors d'une masterclass sur le design au Louvre-Lens Vallée, Jean-Louis Frechin (NoDesign) nous a livré une vision passionnante sur le "Design des choses".

Je reviendrai dans un prochain article sur la richesse de son propos concernant le rôle du designer. Mais il y a une équation spécifique, posée au détour d'une phrase, qui m'a trotté dans la tête toute la journée et sur laquelle je dois rebondir dès maintenant.

Il a posé cette équation :

« Intelligence en anglais, c'est la documentation, le renseignement — comme dans CIA. Artificiel, c'est automatisé. Donc l'IA, c'est de la documentation automatisée. »

La formule est séduisante. Elle rassure.

Elle ramène l'IA à quelque chose de maîtrisable : une grande bibliothèque numérique qui classe, stocke et restitue l'information.

Mais en l'entendant, quelque chose m'a gênée... Pas seulement parce que c'est réducteur. Mais parce que c'est historiquement inexact.

L'acte de naissance de l'IA, c'est la Conférence de Dartmouth en 1956. L'hypothèse fondatrice posée par ses créateurs (McCarthy, Minsky...) n'était pas de construire une documentation, mais bien de simuler la cognition :

« Tout aspect de l'apprentissage ou toute autre caractéristique de l'intelligence peut être si précisément décrit qu'une machine peut être construite pour le simuler. »

Réduire l'IA à de l'archivage, c'est donc nier son ambition originelle : l'apprentissage.

Et surtout, cela change radicalement la manière dont on designe les outils de demain...

Le piège de la métaphore

Réduire l'IA à une « bibliothèque » est confortable. Une bibliothèque, on sait ce que c'est : des rayonnages, des classements, des index. On y va chercher une information. Elle est là ou elle n'y est pas. C'est déterministe.

Mais l'IA générative ne fonctionne pas ainsi.

Elle ne restitue pas l'information comme un livre posé sur une étagère. Elle la triture, la combine, la reformule. Parfois, elle « hallucine » — elle produit des contenus qui n'existent dans aucune source. Elle est probabiliste.

Autrement dit : la bibliothèque attend qu'on vienne la consulter. Le bibliothécaire, lui, anticipe, suggère, se trompe parfois, apprend de ses erreurs.

Ce n'est pas une nuance sémantique. C'est un choix de design fondamental :

Vision A : Si l'IA est une Bibliothèque

  • - On designe des moteurs de recherche.
  • - L'utilisateur est passif (il consulte).
  • - L'objectif est l'accès au Savoir (passé).
  • - On mesure la pertinence des résultats.

Vision B : Si l'IA est un Bibliothécaire

  • - On designe des compagnons de réflexion.
  • - L'utilisateur est actif (il pilote, il dialogue).
  • - L'objectif est le Pouvoir d'Agir (futur).
  • - On mesure la qualité de la collaboration.

La première vision produit des interfaces de consultation. La seconde exige de penser la relation entre l'humain et la machine.

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De la théorie à la pratique : un cas terrain

Cette distinction entre « Bibliothèque » et « Bibliothécaire » n'est pas qu'une querelle de mots. C'est un défi de design bien réel auquel je me suis heurtée récemment.

En 2024-2025, j'ai eu l'occasion de collaborer avec le Pôle Mécatech sur la conception d'un serious game destiné à accompagner les PME industrielles dans leur transformation numérique.

Note importante — Ce projet est né d'un travail à deux têtes : la gamification s'est construite sous l'impulsion de Christophe Montoisy, expert du numérique & Directeur Innovation et Créativité. Ma contribution a porté sur le design de l'expérience de jeu, la structuration des mécaniques et la création des supports visuels. Et si le sujet vous intrigue : le jeu devrait sortir début 2026. J'en reparlerai très bientôt... mais je n'en dis pas plus pour le moment ! 🎮


Le jeu s'appuie sur les 12 TNF (Technologies Numériques Fondamentales) retenues par l'Europe pour l'Industrie du Futur (IA, IoT, Jumeau Numérique, Robotique Collaborative, etc.). Ces technologies ne sont pas présentées comme des « fiches encyclopédiques » à consulter, mais comme des leviers que les participants doivent activer.

---> Le cœur du jeu : la « Battle d'Experts »Le dispositif central de ce Business Game est une session intensive de simulation stratégique. Voici la mécanique :

  • - Le cadre : Des binômes (Entreprise + Expert) disposent d'un budget d'investissement virtuel réaliste mais contraint, à investir sur un plan de 3 ans.
  • - Le déroulement : Une série de rounds chronométrés, rythmés par un facilitateur pour simuler l'urgence du terrain. Les équipes doivent faire des choix drastiques parmi les technologies disponibles.
  • - L'incertitude du réel : Des cartes « Aléas » interviennent en cours de jeu. Comme dans la vraie vie, un événement imprévu (opportunité marché ou menace réglementaire) vient bousculer le budget et le planning. Les équipes doivent s'adapter en temps réel.
  • - L'arbitrage : À la fin, les POC (Proof of Concept) sont arbitrés collectivement pour construire une Roadmap Numérique viable.

---> La leçon stratégique

En designant ce Business Game, la réponse n'était pas de créer une « base documentaire » sur chaque technologie. C'était de designer une expérience où l'humain reste pilote. Les joueurs arbitrent, choisissent, renoncent.

Cette mission m'a convaincu que l'IA — comme toute technologie — ne prend sens que si on designe la relation qu'on entretient avec elle !

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La posture de la « Raison Critique »

Dans la géopolitique du design, la France porte une tradition singulière que l'on nomme parfois la « raison critique » : un design qui pense, qui questionne, qui ne se contente pas d'exécuter.Cette posture m'oblige à ne pas accepter les définitions toutes faites. Elle m'oblige à reformuler :

  • L'IA sans pouvoir d'agir, c'est du confort passif.
  • Le pouvoir d'agir sans IA, c'est de l'effort inutile.
  • Le design stratégique, c'est l'articulation des deux.

Ce que ça change pour vous !

Si vous êtes dirigeant, chef de projet, ou simplement curieux de ces sujets, posez-vous cette question :

L'IA que vous utilisez (ou que vous envisagez d'intégrer), vous la traitez comme une bibliothèque ou comme un bibliothécaire ?


---> Si c'est une bibliothèque, vous êtes dans une logique de consultation.

---> Si c'est un bibliothécaire, vous êtes dans une logique de collaboration.


La différence ne se joue pas dans l'outil. Elle se joue dans la manière dont vous le designez, dont vous l'intégrez, dont vous formez vos équipes à l'utiliser !

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Pour conclure (... et ouvrir le dialogue)


Je ne prétends pas avoir la définition ultime de l'IA. Mais je sais une chose : les mots que nous choisissons façonnent les outils que nous créons.

Si nous définissons l'IA comme de la documentation, nous créerons des rétroviseurs.

Si nous l'acceptons comme une forme de cognition — imparfaite, probabiliste, parfois déroutante — nous devrons designer des moteurs.

Et c'est là, précisément, que le design stratégique prend tout son sens.

☕ Envie d'en parler ?

Cet article ouvre plus de questions qu'il n'en ferme — et c'est voulu. Ma réflexion se nourrit des échanges. Si le sujet vous interpelle, je refuse rarement un café (visio ou en présentiel si vous êtes dans les Hauts-de-France) :-)

Article écrit suite à la masterclass « Le Design des choses » de Jean-Louis Frechin au Louvre-Lens Vallée, décembre 2025.

Katia
Designer Stratégique
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